Dr Christopher Fomunyoh

« Les coups d’Etat ne sont pas une fatalité »

Le directeur régional pour l’Afrique du National Democratic Institute for International Affairs (NDI), un think tank américain proche du Parti démocrate, analyse, décrypte et met en perspective les coups d’État militaire ou ruptures constitutionnelles qui s’enchaînent depuis bientôt deux ans au Tchad, au Mali, au Burkina Faso, et en Guinée Conakry, où il vient de conduire du 9 au 15 mars dernier, une mission d’évaluation technique de la transition, ponctuée par une rencontre avec le colonel Mamadi Doumbouya, leader de la junte. Grand entretien.
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Le Soudan, le Tchad, le Mali, le Burkina Faso, et la Guinée, où vous venez de conduire une mission d’évaluation technique du NDI, ont connu six coups d’État entre 2020 et 2022. Les vieux démons sont-ils de retour en Afrique ?

Bien Sûr qu’il y a lieu de s’interroger car à l’ère de la démocratie et au 21è siècle, on pensait que notre continent avait tourné cette page sombre des coups d’Etat.  En même temps, je ne pense pas qu’on devrait s’alarmer outre mesure.

 

L’Afrique a connu de plus graves périodes et les efforts de démocratisation sur le continent ont toujours évolué en dents de scie. Par exemple, le génocide de 1994 au Rwanda est survenu alors qu’entre 1989 et 1993, beaucoup de pays venaient de connaître de grandes ouvertures démocratiques et des transitions pacifiques et réussies.

 

Et depuis les indépendances des années 1960s, chacun des cinq pays que vous citez a connu, au total, plus d’années de régimes militaires que des périodes de gouvernance démocratique.

Peut-on en déduire que la greffe de la démocratie posée dans les années 90, avec le fameux vent d’Est, ne prend pas en Afrique ?

Non, on ne peut pas conclure ainsi.  Pas du tout. La démocratie est une œuvre sans cesse inachevée, pour laquelle il faut travailler au quotidien. Il faut cependant reconnaître que ces coups d’État mettent en exergue les déceptions des populations africaines vis-à-vis de certains de leurs leaders politiques, mais aussi le rétrécissement des espaces de liberté qui pousse les gens à explorer d’autres pistes pour faire entendre leurs voix. Certes, l’irruption des militaires sur la scène politique est intervenue dans un contexte assez spécifique pour chacun des pays concernés, mais il nous oblige à nous interroger sur la solidité de la pratique démocratique et sur le fonctionnement des institutions dans beaucoup de nos pays.

Ces ruptures constitutionnelles étaient-elles prévisibles ? 

Il y a eu des signaux, et je crois qu’il faut distinguer les putschs survenus au Mali et en Guinée de celui intervenu au Burkina Faso.

Au Mali, le coup trouve en partie sa source dans la mauvaise gestion du contentieux électoral né des législatives de 2020.

 

Cette situation est venue se greffer à un malaise dans les relations civilo-militaires autour de la stratégie de lutte contre le terrorisme dans le nord du pays. Cette situation avait déjà provoqué le coup d’État du capitaine Sanogo en 2012 contre le président Amadou Toumani Touré. En Guinée, c’est la question du troisième mandat controversé d’Alpha Condé qui a cristallisé les tensions. Il y a d’ailleurs eu beaucoup de manifestations contre ce troisième mandat, qui ont été sévèrement réprimées dans le sang. Par contre, au Burkina Faso, la cassure a été brusque, et j’ose croire que beaucoup de personnes ne s’y attendaient pas.

Certains de nos leaders politiques portent une grande part de responsabilité aussi dans cette situation car ils se disent démocrates pendant les campagnes électorales mais, une fois qu’ils accèdent au pouvoir, oublient qu’ils doivent continuer à travailler pour consolider les acquis démocratiques de leur pays.

 

Des populations locales ont accueilli avec enthousiasme et parfois ferveur les putschs au Mali, en Guinée Conakry et au Burkina Faso. Quel en est le message ?

Le désespoir des populations africaines, et surtout de la jeunesse, est réel, comme le montrent les sondages d’opinion d’Afrobaromètre. Ce n’est pas surprenant que les populations soient sorties pour applaudir la chute du régime précédent ou l’arrivée aux affaires des militaires. Elles sont convaincues que ces derniers viennent avec des solutions aux préoccupations qui sont les leurs.

Mais l’Histoire démontre que la plupart des régimes militaires ne restent populaires que durant les premiers mois de leur incursion dans l’arène politique.

 

Cette popularité s’effrite au fur et à mesure que les populations se rendent compte que le vrai antidote aux défaillances des institutions et des pratiques démocratiques ce ne sont pas les chars et les AK-47, mais plutôt plus de démocratie et de bonne gouvernance, et plus d’espaces de libertés. Les citoyens doivent davantage s’approprier ces questions là de manière à obliger nos leaders politiques à prioriser le bien être de nos populations ainsi que les questions d’intérêt général.

La jeunesse des putschistes a-t-elle une signification particulière dans des contextes où plus de 60% de la population n’a pas 25 ans ?

 

La relative jeunesse des putschistes n’est pas chose nouvelle en Afrique. Nous avons connu par le passé de jeunes capitaines, des lieutenants et même des sergents comme chef de junte. Cela a été le cas de Thomas Sankara au Burkina Faso, de Jerry Rawlings au Ghana, et du sergent Samuel Doe au Liberia.

 

En réalité, la jeunesse africaine n’a pas attendu ces militaires pour se faire entendre. Dans les organisations de la société civile, les différents mouvements de plaidoyer ou de défense des droits des femmes et des jeunes, et même au sein des associations estudiantines, une partie de la jeunesse fait bouger les lignes. Certes, il est facile aux militaires putschistes de chercher à rationaliser leurs actes en évoquant les échecs des régimes civils qu’ils ont déposés, mais nous devons éviter de « valoriser » les coups d’État, car rien ne justifie la prise de pouvoir par la force des armes.

On observe comme une différence de traitement entre le Burkina Faso, la Guinée et le Mali où la Communauté économique des États de l’Afrique de l’Ouest (Cedeao) semble montrer plus de fermeté. Pourquoi ?

Chaque situation est particulière. Pour la Guinée, je crois que la Cedeao a voulu se rattraper, après avoir été critiquée pour n’être pas intervenue lorsqu’Alpha Condé a modifié la Constitution pour s’octroyer un troisième mandat. Beaucoup ont alors reproché à l’organisation sous-régionale son mutisme. La Cedeao s’est trouvée un peu coincée, et s’est montrée timide sur les sanctions, en espérant que la junte Guinéenne transmettra rapidement le pouvoir a un président démocratiquement élu.

Au Mali, lorsque la junte a proposé une transition de cinq ans, cela a agacé tout le monde et ce n’était pas acceptable pour la Cedeao qui s’est senti obligé d’envoyer un message fort. Mais les sanctions économiques, qui frappent indistinctement les autorités de la transition et les populations, ont beaucoup été décriées. Pour le Burkina Faso, j’imagine que la Cedeao ne veut plus, à nouveau, être au centre de critiques similaires…

Néanmoins je constate qu’au dernier sommet extraordinaire des chefs d’Etat de la Cedeao tenu au Ghana vendredi, des pistes de sortie du cas Malien se pointent à l’horizon avec la probabilité d’acceptation d’une extension de 12 à 16 mois de la transition en cours.

 

La Cedeao maintient aussi la pression pour que la Guinée et le Burkina Faso sortent rapidement de ces régimes d’exception.

D’aucuns voient la main de la France derrière cette différence de traitement de la Cedeao, selon vous, est-ce un fantasme ? Et la Cedeao y joue-t-elle finalement sa crédibilité ?

Effectivement, il y a un risque que certains mettent l’objectivité de la Cedeao en cause. Le plus grand reproche que les Africains ont par rapport à ces institutions sous-régionales ou continentales, comme l’Union africaine, ou même la CEEAC pour ce qui est de notre sous région de l’Afrique Centrale, c’est qu’elles ne respectent même pas leurs propres actes constitutifs et les instruments juridiques qui condamnent les ruptures constitutionnelles menées par les dirigeants civils.

C’est pour cela que nous continuons à interpeller la Cedeao et l’UA pour qu’elles veillent au strict respect des principes de libertés fondamentales et constitutionnelles, des principes qu’elles ont elles-mêmes adoptés pour sauvegarder la démocratie et la bonne gouvernance.

 

Faut-il s’inquiéter d’éventuelles contagions à d’autres pays de la Cedeao ou même Africain tout court?

Pour diverses raisons internes ou externes, la fragilité de nos pays Africains est indiscutable. Il y a eu récemment une tentative de déstabilisation en Guinée Bissau, dont on a découvert par la suite que les auteurs étaient des narco-trafiquants. Nos pays sont sujets à des pressions de toutes sortes dont certaines sont internes, liées à la mauvaise gouvernance, et d’autres externes, comme les activités de groupes jihadistes et des criminels. Pour autant, les coups d’État ne doivent pas devenir une fatalité.

Quelle est votre compréhension de l’escalade multiforme entre la France et le Mali ? Cette tension est-elle réversible ?

Il m’est difficile d’imaginer les relations entre les deux pays revenir au beau fixe d’ici peu. Les différends sont sur la place publique. Il y a des attaques verbales de part et d’autre. Je pense à certaines sorties médiatiques de Jean-Yves Le Drian, le ministre français des Affaires étrangères, et de Florence Parly, la ministre française des Armées. Aux piques du Premier ministre malien Choguel Maïga et de son ministre des Affaires étrangères, Abdoulaye Diop. Tant que ces acteurs seront aux affaires, ce sera dur de réconcilier les deux pays.

Pourquoi la question des mercenaires russes au Mali cristallise-t-elle tant les tensions ? Quels en sont les vrais enjeux ?

Il y a la convention des Nations unies contre le mercenariat de 1989, que le Mali et beaucoup de pays ouest-africains ont ratifiée en 2002. Par ailleurs, l’Union Africaine et la Cedeao ont, à plusieurs reprises et bien avant la crise malienne, manifesté leur hostilité à la présence des mercenaires sur le continent.

La question ne doit pas être seulement posée du point de vue de l’influence russe ou de l’appartenance russe du groupe Wagner.

 

À une autre époque, les mercenaires sud-africains du groupe Executive Outcomes avaient essuyé des critiques similaires lors de leur intervention en Sierra Leone en 1994. Nous le savons tous, les mercenaires peuvent devenir source d’instabilité dans une région déjà fragile et aux frontières poreuses.

Si le Mali demandait ouvertement, dans le cadre de ses relations bilatérales avec la Russie, la présence sur son territoire d’un contingent de l’armée russe, cela ne poserait pas autant de problèmes. Lorsque l’on traite avec les armées régulières, il y a un sens de responsabilité et des gages de déontologie et de professionnalisme du pays d’origine. Ce dernier peut être tenu pour responsable en cas d’exactions commises sur les populations par les soldats déployés sur le terrain. Mais lorsqu’il s’agit de groupes de mercenaires, il est difficile d’établir les responsabilités.

Si le Mali se sent lésé par ces mercenaires du Wagner Group, le pays aura du mal à se faire entendre et à obtenir des indemnisations appropriées.

 

La rivalité entre puissances, notamment France et Russie, n’occulte-t-elle pas finalement les vraies aspirations des Maliens ?

Absolument ! À partir du moment où un pays africain devient l’objet d’un jeu de ping-pong entre grandes puissances, il y a de quoi s’inquiéter du sort de ses populations.

On se focalise beaucoup plus sur les relations bilatérales et diplomatiques entre pays, sur l’accès aux ressources minières ou sur les intérêts des grandes puissances. Et cela occulte le débat sur l’essentiel qui est la paix dans les zones de conflit, le développement et le bien-être des populations.

 

Par ailleurs, il n’est pas exclu que l’invasion de l’Ukraine par la Russie, et la guerre qui s’y poursuit, aient des conséquences collatérales dans le débat sur le Mali au point d’accentuer les clivages déjà apparents.

Comment situez-vous donc notre sous région de l’Afrique centrale dans ce débat sur les coups d’Etat et même des prises de position par rapport à la guerre de la Russie en Ukraine ?

En dépit d’une certaine normalité de surface, beaucoup d’éléments qui ont provoqué les coups d’État en Afrique de l’Ouest existent aussi dans notre sous-région de l’Afrique centrale qui, par ailleurs, détient le record des chefs d’Etats les plus vieux du monde et avec une longévité présidentielle aveuglante au pouvoir (Guinée Equatoriale 43 ans, Cameroun 40 ans, Congo Brazzaville 38 ans, etc).

 

Je peux citer le manque de lisibilité devenu le mode préféré de gouvernance, la gestion clanique des affaires publiques, la désaffection des populations par rapport au fonctionnement des institutions qui devraient garantir leur sécurité et participer à l’amélioration de leurs conditions de vie, le rétrécissement des espaces de libertés, sans oublier la présence des influences multiformes dont la finalité est de couper les dirigeants des épreuves quotidiennes des concitoyens.  Bref, les ingrédients sont palpables et nous devons y penser de manière proactive et réfléchie pour éviter de connaître les mêmes catastrophes que subissent en ce moment, certains pays de l’Afrique de l’Ouest.

Propos recueillis par

Claude Tadjon

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Author: Claude Tadjon

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