Sous prétexte de conter son itinéraire professionnel et de se raconter, le journaliste propose un texte de souvenirs sur les pratiques journalistiques et les mœurs politiques, remis en contexte. Et signe une fresque édifiante du Cameroun des quatre dernières décennies. Entre confessions, convictions, et révélations.
Haman Mana n’est pas un amateur de fausses pistes. Mais, avec « J’aime l’odeur de l’encre au petit matin sur le papier. 35 ans de journalisme au Cameroun », il est possible qu’il déroute le lecteur pressé ou distrait. Car, ce qui est une manière d’itinérance mémorielle traitant de sa trajectoire professionnelle, en 400 pages, et 44 repères, et qui se signale d’emblée par l’imposante photographie de l’auteur en couverture, tient autant de sa pratique du journalisme pendant plus de trois décennies, que d’une part de l’histoire du Cameroun sur la même période. Homme de presse écrite, plutôt que spécialiste de l’audiovisuel, c’est d’un stylo-caméra qu’il se sert pour offrir un travelling aussi captivant que riche d’enseignements sur le journalisme (ses apparences et ses logiques souterraines), la vie politique de notre pays (ses jeux d’acteurs et ses enjeux). Ombres et lumières.
À bien y regarder, cette « Caméra subjective »1 projette trois catégories d’images sur ce parcours qui mène le lecteur, du Lycée de Mbouda (Ouest Cameroun) à la Medill School of Journalism aux Etats-Unis. On y distingue celles qui relèvent d’une entreprise délibérée de « confessions publiques ». Parmi elles, une que l’on qualifierait d’inaugurale, un brin surprenante et rassurante de sincérité. Où l’on apprend que le journaliste, figure éminente, parmi d’autres de la profession au Cameroun, n’a véritablement eu « aucune attirance vers ce métier », lui qui rêvait plutôt d’une carrière d’enseignant d’histoire. Il sera donc, avoue-t-il, au gré de quelque hasard, « historien de l’instant ». Rôle qu’il tiendra avec passion et détermination. La deuxième grande catégorie d’images elle, tient aux convictions de l’auteur, forgées par une variété d’expériences et mises au service d’un idéal qui sous-tend sa longue et riche expérience, de journaliste (reporter, rédacteur plutôt porté vers le secrétariat de rédaction), et de directeur de publication. « Le journalisme n’est pas un amusement pour personnes qui veulent jouer avec les mots et se regarder dans un miroir.
C’est un combat de tous les instants contre les injustices, les absolutismes, les dictatures, les potentats de tous ordres », (P. 348), assène l’éditorialiste. Comme s’il reprenait à son compte, les mots d’un il[1]lustre devancier, Albert Londres ; lequel fixait dès 1929, la mission du journaliste. « Je demeure con convaincu qu’un journaliste n’est pas un enfant de chœur et que son rôle ne consiste pas à précéder les processions, la main plongée dans une corbeille de pétales de roses. Notre métier n’est pas de faire plaisir, non plus de faire du tort, il est de porter la plume dans la plaie »2. Toute la carrière de Haman Mana, telle qu’il la présente, est inspirée et gouvernée par cet « engagement ». La troisième catégorie d’images est celle des révélations. Certaines conduisent le lecteur dans diverses pratiques professionnelles, à Cameroon Tribune, au Messager… D’autres le plongent dans les circonstances et les conditions de création des journaux tels que Mutations, Situations, les Cahiers de Mutations, et Le Jour.
L’auteur y livre des détails instructifs, sur les ressources humaines, les sources de financement et les mécanismes insidieux, les moyens logistiques, les points de vulnérabilité et de fragilité, la distribution… Sans rien oublier de ses désappointements et des déchirements qui semblent à un certain moment, l’avoir ébranlé, mais en même temps suscité un sursaut d’orgueil. Illustratifs sont à cet égard, les contours du conflit mémorable survenu au sein de la « South Media Corporation », ayant finalement abouti à son départ de ce groupe et au lancement de Le Jour, qui sont dévoilés par le menu. Cet épisode traumatisant de l’itinéraire professionnel de Haman Mana est clairement assumé comme une « guerre », et traité par le biais d’un vocabulaire conséquent : féroce et sans concession. Pourtant, quelques-uns des faits d’arme professionnels, présentés comme autant de trophées journalistiques, l’auteur les doit à cette expérience à la tête de Mutations.
Comme en témoignent la narration et l’évocation de quelques « affaires » : « les marchés de l’OUA » ; la démission de Titus Edzoa de ses fonctions de ministre de la Santé, assortie de son intention de se présenter à l’élection présidentielle de 1997 ; le bras de fer avec Gilbert Andze Tsoungui, alors tout puissant, Vice-premier ministre, en charge de l’Administration territoriale ; le « Mounchipougate », gros scandale de détournement de fonds au ministère des Postes et télécommunications alors dirigé par Mounchipou Seidou, pris en charge par des manœuvres politiciennes, etc. De toutes, celle dite « des 21 décrets de l’armée », apparaît comme la plus emblématique. Un « scoop » retentissant, traitant d’un corps plus que sensible, qui, tout en consolidant la notoriété alors en progression de Mutations, ne s’en accompagna pas moins de l’incarcération du Directeur de publication au Secrétariat d’État à la Défense. Coup de canon ! La pratique du journalisme a un prix.
Au fil des pages et au gré de cette typologie d’images, émergent, tantôt en relief, tantôt en creux, les états de service que revendique l’auteur, dans la conduite de divers projets auxquels il a contribué à donner corps. Ici et là, de puissantes intuitions -s’agit-il de ce flair- sont servies par les circonstances, l’endurance, la témérité, le sens du casting, le réalisme. Les événements racontés donnent aussi l’opportunité à l’ancien étudiant de l’École Supérieure des Sciences et Techniques de l’Information, devenu journaliste et enseignant de journalisme d’exprimer sa reconnaissance aux compagnons de route et de lutte investis dans divers projets, à un titre ou à un autre. Ses héros ne sont évidemment pas en reste, des plus anonymes (quelque chauffeur ou imprimeur), aux plus illustres dont des figures éminentes du journalisme, au rang desquelles un certain Eyoum Ndoumbé (décédé), ses enseignants Jean Pierre Gauch qui a inspiré son orientation vers le secrétariat de rédaction et la production des éditoriaux, et surtout Paul Célestin Ndembiyembe, qui « [lui] a transmis sa flamme pour ce métier ». (p.385).
En quelque façon, un Bloc-notes d’hommages ! « J’aime l’odeur de l’encre au petit matin sur le papier. 35 ans de journalisme au Cameroun », bénéficie incontestablement des apports des techniques propres au journalisme, en particulier les avantages de « l’écriture journalistique », dont Jacques Mouriquand dit qu’elle « doit se trouver à la convergence d’une lecture de plaisir et d’une information exacte. Elle doit être efficace : dire beaucoup de phrases et de façon attractive ». 3 Pari tenu pour Haman Mana ! Rien de tel que le recours au présent de l’indicatif couplé au choix d’alterner phrases longues et phrases courtes, pour donner du rythme à un récit puissant, qui à partir d’une série d’histoires, propose des éclairages, parfois inédits, sur l’exercice du journalisme et les pratiques politiques en vigueur au Cameroun. Ce n’est pas le moindre des mérites de l’auteur, qui, au surplus, offre au lecteur le choix d’un itinéraire de lecture absolument linéaire ou d’un parcours sous forme de mouvements pendulaires, sans rien perdre de la trame d’ensemble, tant les chapitres sont agencés selon une logique qui leur garantit leur autonomie propre, et leur assure néanmoins leur intégration harmonieuse qui concourt à faire sens.
L’on s’étonnera malgré tout, de quelques regrettables négligences d’ordre syntaxique, et de nombreux anachronismes. Plus grave, on s’inquiètera du peu de rigueur que signalent autant « l’oubli » de certains passages (p.67) que les erreurs d’orthographe de patronymes célèbres. N’empêche. « J’aime l’odeur de l’encre au petit matin sur le papier. 35 ans de journalisme au Cameroun », viendra à coup sûr, enrichir en la complétant, la connaissance des pratiques journalistiques dans l’environnement social, politique et économique du Cameroun. Et cela, à la suite par exemple de « Mes patrons à dorer » de Se’Nkwe P.Modo ( Masseu, 2006), ou de « Souvenirs d’un chevalier du micro ou l’autre face de la scène politico-médiatique camerounaise » d’Antoine Marie Ngono ( Presses Universitaires d’Afrique, 2007). A ce titre, il est d’un indéniable intérêt pour les historiens, les politologues, les sociologues et les spécialistes des Sciences de l’information et de la communication, soucieux de (faire) comprendre certains pans de la marche de notre histoire des quarante dernières années. Autant dire qu’en publiant cet ouvrage, Haman Mana fait indubitablement œuvre utile.
Haman Mana,
J’aime l’odeur de l’encre au petit matin sur le papier.
35 ans de journalisme au Cameroun,
Yaoundé,
Editions du Schabel,
2024, 401 pages.
15.000 Fcfa
1 Titre d’un livre de Anne Sainclair, Paris, Grasset, 2002
2 Cité par Edwy Plenel, Le droit
de savoir, Paris, Donquichotte,
2013, p.29
3
Jacques Mouriquand, L’écriture
journalistique, Paris, PUF ,
1997, p.3