Les élèves reprennent le chemin de l’école demain. C’est une rentrée scolaire sur fond d’appel de grève. Dans le communiqué à l’issue du conseil national ordinaire du Snaes, votre syndicat refuse de s’associer au mot d’ordre de grève. Qu’est ce qui justifie votre position, si l’on s’en tient aux revendications qui visent à améliorer les conditions de l’enseignant ?
Le Snaes comme organisation syndicale croit à la fois à la grève et à la négociation comme modes de résolution des conflits sociaux. Chacun de ces outils obéit cependant à des règles. La grève est l’un des instruments les plus puissants de la boîte à outils des syndicats mais c’est un outil de dernier recours : il faut éviter de le galvauder de peur qu’il ne perde de sa crédibilité et de son efficacité. La négociation permet de solutionner les problèmes en minimisant les dégâts, surtout ceux dits « collatéraux » ; mais elle ne fonctionne que s’il y a bonne foi. Celle-ci suppose que le diagnostic des problèmes posés sur la table doit être objectif et les avancées obtenues évaluées objectivement. Le Conseil national ordinaire du Snaes s’est penché sur l’implémentation des mesures destinées à solutionner les problèmes conjoncturels des enseignants et a trouvé, sur une base factuelle, que celle-ci respecte à ce jour l’échéancier adopté. Ceci n’est pas le point de vue de ceux qui ont lancé le mot d’ordre de grève en cours. D’autre part, la dimension structurelle des revendications des enseignants touche l’avenir même du métier d’enseignant et celui de l’éducation comme outil de libération de l’individu, de promotion sociale et de développement de la société : questions de portée générale (la vision de l’éducation en rapport avec celle de la société, accès, équité et pertinence du système éducatif), les questions portant sur le financement de l’éducation (niveau d’infrastructures et d’équipement), les questions qui portent sur les conditions de vie et de travail des enseignants (recrutement, formation, rémunération, conditions ordinaires et exceptionnelles de travail, profil de carrière…), les questions portant sur les sous-systèmes anglophone et francophone, etc.. Il faut en urgence organiser les états généraux de l’éducation pour élaborer un consensus national sur ces sujets. D’où la revendication d’un forum national de l’éducation. Les organisations qui ont lancé le mot d’ordre en cours estiment qu’il s’agit d’une revendication secondaire. On voit en quoi il est difficile pour le Snaes de soutenir une telle démarche.
Vous parlez des aspects conjoncturels des revendications qui ont été exécutés selon les engagements pris par le gouvernement d’un côté et de l’autre vous relevez le manque d’engagement de l’Etat à résoudre les aspects structurels. Que doit-on comprendre ?
Il y a en effet d’un côté des problèmes conjoncturels, de l’autre des problèmes structurels. En raison de la conjoncture (disponibilité et gestion des ressources, transition technologique, incompétence de certains maillons de l’administration, corruption des circuits de traitement des dossiers), un certain nombre de problèmes peuvent naître et s’accumuler : retard de signature des actes de carrière, retard de paiement des actes signés, etc. Faire croire à l’Etat que nettoyer ses propres écuries c’est résoudre les problèmes des enseignants et de l’éducation serait une erreur fondamentale. Il peut en effet s’habituer à créer artificiellement ce type de problèmes pour détourner l’attention des vrais défis de l’éducation. Et justement, l’obstination du gouvernement mais pas seulement du gouvernement, l’obstination de l’Etat à refuser l’organisation des états généraux de l’éducation alors même que les dossiers de ce grand rendez-vous sont prêts ne s’expliquent plus. Les derniers états généraux de l’éducation dans notre pays se sont tenus en 1995, c’est-à-dire à la fin du XXe siècle. Nous sommes désormais en plein XXIe siècle. Quel intérêt l’Etat du Cameroun a-t-il à maintenir l’éducation de notre pays dans les paradigmes du XXe siècle ? En tout cas, le SNAES n’entend être ni complice ni de connivence de la commission de ce forfait.
Quels sont d’après vous les défis et les enjeux de cette année scolaire ?
Il y aura encore et toujours les défis habituels et quelques défis nouveaux. De façon habituelle, notre école lutte contre toutes sortes de pénuries depuis des années : pénuries d’infrastructures et d’équipements, pénuries d’enseignants qualifiés, d’enseignants tout court. Comment un système aussi lacunaire produit-elle des résultats de qualité ? C’est proprement de la magie. Il suffit de regarder dans toutes les administrations : la tâche bien exécutée devient une denrée rare alors que les niveaux des diplômes de recrutement n’ont jamais été aussi élevés. Un effondrement est en train de se produire sous nos yeux. Ces défis-là ne seront certainement pas relevés au cours de cette année scolaire : on va continuer à colmater, à mettre rustine sur rustine. Il y aura également le défi de la lutte contre la délinquance et la violence en milieu scolaire. La philosophie de la permissivité en vigueur sera l’obstacle majeur à ce combat. Celle-ci s’appuie sur une vision droit-de-l’hommiste de la société importée dont les excès sont en train de devenir un véritable cancer pour l’école et pour nos sociétés : plus de punition ni même de simples réprimandes qui pourraient frustrer, les tâches de ménage à l’école sous-traitées auprès de prestataires externes, la faculté pour les jeunes filles de porter leurs grossesses sur les bancs jusqu’à terme, on a installé le libéralisme c’est-à-dire le laisser-aller/laisser-faire total sur nos campus scolaires. C’est un monstre que l’on déchaîne. Il y aura enfin le défi de la gestion des conséquences des luttes syndicales. Les syndicats exigent la tenue d’un forum de l’éducation. Cette promesse faite depuis 2012, non tenue, est en même temps une des résolutions du grand dialogue national. Elle sera au centre de tous les conflits de cette année scolaire et l’école en pâtira jusqu’à un certain point.
Qu’est ce qui doit être fait pour l’avenir de l’école au Cameroun et de l’enseignement ?
Il faut d’abord arrêter de tondre les enseignants : ce qu’on leur doit, on doit le leur donner. A César, seulement ce qui appartient à César. Ces arriérés de prise en charge, d’intégration, de non logement, de primes, d’avancements sont un bricolage inacceptable. Ils font un gâchis inutile. Il faut ensuite lever la tête, regarder l’avenir pour mieux le préparer. Pour cela, il faut une volonté politique manifeste. Ceci doit devenir la préoccupation de tous, pas seulement des seuls enseignants. Même les parents d’élèves ne semblent pas assez concernés par la dérive que nous observons depuis des années. La notion de communauté éducative ne doit pas seulement servir à accroître le financement de l’éducation par les ménages. L’avenir de l’école au Cameroun doit devenir une cause commune. Dans le cas contraire, la descente aux enfers pourrait continuer.