Ministre, député, sénateur, membre du Conseil constitutionnel … En près de soixante ans de carrière, Dakolé Daïssala a fait le tour des pouvoirs républicains: exécutif, législatif et judiciaire. Une prouesse rare pour un homme indépendant, imprévisible, insaisissable et incontrôlable. Banni et réhabilité sous le président Ahmadou Ahidjo. Embastillé, six ans durant, à la prison de Kondengui, avant d’être auréolé du titre de ministre d’Etat par le président Paul Biya. Réputé intègre, assez détaché du luxe et des biens matériels, le natif de l’Extrême-Nord du Cameroun qui tire sa révérence à 79 ans, n’écoutait que sa propre conscience.
« Vous dites que tous les gens du Nord sont des moutons. Eh bien non ! Il y a aussi des chèvres : j’en suis une ! » Décédé le 9 août 2022 à Yaoundé, Dakolé Daissala se moquait clichés. Le grand commis de l’Etat s’en va, laissant à la postérité l’image d’un homme politique intelligent, imprévisible, pittoresque et entier. Avec franc parler, il maniait l’ironie et la boutade pour exprimer, par le tranchant des mots, des réalités crues. Ainsi, lorsqu’il évoque des « chèvres parmi les moutons » dans le grand Nord, c’est pour tourner en dérision l’amalgame de ses compatriotes qui se trompent à croire que la partie septentrionale du Cameroun constitue un bloc uniforme. Tout le contraire de cette mosaïque multiculturelle, multiethnique où la cohabitation et les interactions entre différentes communautés s’écrivent parfois en lettres de sang.
« Vous dites que tous les gens du Nord sont des moutons. Eh bien non ! Il y a aussi des chèvres : j’en suis une ! »
Cet amalgame fut cruel au soir du 6 avril 1984, lorsque de jeunes officiers nostalgiques du régime d’Ahmadou Ahidjo s’engagèrent dans un coup de force à renverser les institutions républicaines. Après l’échec de cette tentative de coup d’Etat contre Paul Biya, il fut difficile de faire le tri entre les putschistes presque tous originaires Nord et les nombreux cadres issus de cette région qui n’avaient pas trempé dans le complot. Conséquence de cette confusion, des âmes coupables ou innocentes durent expier le forfait. En boucs émissaires dans certains cas. En tout cas, Dakolé Daïssala passa six ans de prison, sans inculpation ni jugement, au célèbre pénitencier de Kondengui à Yaoundé. Un nouveau drame pour ce Toupouri né le 15 avril 1943 à Goundaye, dans le Mayo-Kani, région de l’Extrême-Nord. Ce territoire jalonné de montagnes et recouvert de steppes, habité par de nombreuses ethnies appartement au groupe des Kirdi. Des populations animistes, ou passablement chrétiennes, dont beaucoup avaient salué, en 1982 l’arrivée d’un ancien séminariste à la tête de l’Etat, comme la lueur d’une aube nouvelle. C’était peu dire, pour des peuplades qui, plus de vingt ans durant, se laissaient soumettre à une islamisation quasi forcée, sous l’empire du précédent régime. Ce paradoxe, ce gros malentendu, Dakolé Daissala l’a étalé, sans rancune, dans « Libre derrière les barreaux », un livre témoignage de ces jours tristes, paru en 1993 aux Editions du Jaguar à Paris. Un opuscule de 290 pages écrit en prison, selon l’auteur, d’abord sur des emballages de cigarettes, ensuite sur des cahiers d’écolier.
« Heure de gloire »
D’un régime à l’autre, Dakolé Daissala se retrouvait dans un halo d’incompréhensions. Inquiété à plusieurs reprises sous le Renouveau de Paul Biya, après avoir été banni sous la magistère du président Ahidjo. En octobre 1969, il avait suscité l’ire de l’ancien président de la République, en démissionnant de son poste de secrétaire général de l’Inspection fédérale de l’administration pour le Nord (IFan). Elève brillant, l’ancien boursier de l’Institut des Hautes études d’Outre-mer de Paris se défendait ainsi de devenir « le paravent masquant la politique de développement séparé » pratiquée dans la région, à travers cet organisme voué à la promotion du pays kirdi.
Dakolé Daïssala était mû par la fibre patriotique
Dakolé Daissala sort de prison en prison en 1990, dans la mouvance de l’ouverture démocratique marquée par l’abrogation des lois d’exception de 1962 et le retour au multipartisme. Il crée le Mouvement pour la Défense de la République (Mdr), un parti que l’on classe volontiers, à cette époque, dans l’opposition modérée. L’année suivante, le pays est durement éprouvé par « l’Opération villes mortes », moyen de coercition mis en œuvre par l’opposition pour faire plier le pouvoir, dans sa revendication de l’organisation d’une « conférence nationale souveraine ». Peine perdue. Le gouvernement choisit la voie médiane de la Rencontre tripartite de Yaoundé organisée en novembre 1991. Dakolé Daissala, qui respire à pleins poumons l’air de la liberté, se montre assez discret pendant ces années de braise, attendant sans doute son heure. Celle-ci sonne au détour des élections législatives du 1er mars 1992. Avec six députés sur les 180 que compte la Chambre, le Mdr se retrouve en position d’arbitre entre, d’un côté le parti au pouvoir, le Rdpc auquel il manque trois têtes pour la majorité absolue. Et de l’autre côté, les partis d’opposition, l’Undp et l’Upc. Lesquels eussent pu obtenir cette majorité tant convoitée dans une coalition à trois, avec le Mdr. Pendant une semaine, le temps des tractations pour tisser des alliances, l’ancien directeur général de la Société des Transports urbains (Sotuc), comme une hyène des savanes, fond dans l’essissongo, demeure introuvable pour Maigari Bello Bouba et Augustin Frédéric Kodock, les leaders de l’Undp et de l’Upc.
Fort de cette alliance avec le président Paul Biya, celui qui devint en 1967 le premier sous-préfet de N’Gaoundéré entre au gouvernement en 1992, avec une couronne de ministre d’Etat chargé du très convoité portefeuille des Postes et Télécommunications. Les recettes des télécommunications coulent à flots dans ce ministère sous budget annexe, au moment où le Cameroun tire la langue, sous les fourches caudines du FMI, le redoutable Fonds monétaire international. Antoine Ntsimi, alors ministre des Finances, taille à la hache les salaires des agents publics sur fond d’une dévaluation de 50% du franc Cfa. Nous sommes en 1993. La baisse du traitement des agents publics se situe entre 30 et 40%. Sourd comme un varan aux injonctions des Services du Premier ministre, Dakolé Daïssala refuse d’appliquer cette baisse des salaires dans son département ministériel. Evoquant cet acharnement à vouloir niveler par le bas le traitement de ses collaborateurs, ce grand commis de l’Etat, insaisissable et incontrôlable, dira plus tard : « Le Cameroun est devenu une savane dévastée qu’écument des bûcherons cherchant le dernier arbre à abattre ».
« Ministre, un travail facile »
L’ancien pensionnaire de Kondengui observait une démarcation nette entre sa fonction ministérielle et les activités de son parti. Son cabinet au ministère était un sanctuaire proscrit aux audiences partisanes, strictement réservé à l’administration publique. Il y passait d’ailleurs assez peu de temps, estimant que le travail d’un ministre est assez facile : orienter, à arbitrer et à décider. A son avis, ces tâches ne devaient pas occuper plus de trois heures par jour de son temps. Visiblement détaché des préoccupations matérielles, il avait délégué la gestion financière de son département ministériel au secrétaire général et aux différents directeurs, en veillant toutefois à l’orthodoxie des procédures. Il répétait aux cadres maison : « Ce ministère est le vôtre. Il sera ce que vous en ferez. Nous, on est des hommes politiques, de passage ». En novembre 1993, il m’accorda la confiance de diriger la cellule de la Communication du Minpostel. Un après-midi, à la veille d’une mission qu’il devait conduire en Tanzanie, le ministre d’Etat me fait appeler. A peine entré dans son vaste bureau, il me désigne de la main, le ton taquin, s’adressant au puissant directeur des Télécommunications de l’époque, avec qui il opère les derniers réglages avant le déplacement : « Vous ne connaissez pas le responsable de la Communication ? C’est un professionnel de l’écriture. Cela vous épargnera d’écrire ce charabia ! » Et puis s’adressant à moi en me tendant le projet proposé à sa signature: « Allez rapidement me corriger ce communique de presse ! »
La crise anglophone ? Celui qui siégeait au sénat, après un mandat électif à l’Assemblée nationale s’offusquait de ce que ses compatriotes se déchirent pour les langues du colon : « Allez donc apprendre aux gens de mon village qu’ils sont Francophones ! ». De fait, Dakolé Daïssala était mû par la fibre patriotique. Cet esprit débridé pensait avant tout Cameroun. Peut-être avait-il copié ce patriotisme de son père Daïssala G’saïna Kaokamla, prince héritier d’une grande chefferie traditionnelle. Celui qui appelait le Cameroun, « le grand Goundaye », du nom de son village.
François Soudan présentait Dakolé Daïssala comme un personnage « chaleureux, volubile, parfois tonitruant ». L’homme était surtout imprévisible et inflexible dans ses convictions. On pouvait le croire capricieux, à certains moments, dans ses choix politiques. Mais c’était sans doute pour mieux brouiller ses pistes. Il ne se laissait intimider par personne. Il l’avait démontré en démissionnant d’un poste à lui confié par le président Ahidjo. Dans les derniers mois de son magistère au Minpostel, il « s’était gâté » avec le pouvoir, multipliant des signaux de défiance, jusqu’à cracher dans la soupe, en se détourne de son allié pour soutenir la candidature de Samuel Eboua à l’élection présidentielle de 1997. Ce qui n’empêchera pas que Paul Biya de le nommer au Conseil constitutionnel en 1995. Ce qui n’empêche pas non plus que le leader du Mdr co-signe avec quatre autres leaders de l’opposition la déclaration du 23 novembre 2000 appelant à la création d’une commission électorale indépendante. Il participe dans la même logique le 13 janvier 2001 à une marche interdite par l’autorité administrative. Il sera détenu pendant cinq heures avec d’autres leaders de l’opposition. Partisan d’une élection présidentielle à deux tours, il soutient la réforme constitutionnelle de 2008 levant le verrou sur la limitation du nombre de mandats présidentiels. En septembre 2002, il co-signe le mémorandum du Nord dans lequel des ressortissants du septentrion « dénoncent la marginalisation » de cette partie du pays.
Bon vivant, l’ancien ministre des Transports avait pour péché mignon l’attrait des boissons fortes. Il levait parfois le coude au-delà du supportable. Des esprits malins le disaient « ivre derrière les bureaux ». Un jeu de mots en rapport avec « libre derrière les barreaux ». Jeu de mots pour jeu de mots, avec un zeste d’auto dérision, Dakolé Daïssala aimait à dire : « Je suis tout pourri de vin ». Entendez Toupouri…
Par Monda Bakoa
Journaliste principal, hors Echelle.