Stéphane M’bafou : Le tribalisme s’est-il emparé de la société camerounaise ?

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Le tribalisme s’est-il emparé de la société camerounaise ? La question mérite d’être posée au regard des propos que tiennent nos concitoyens toutes tranches d’âge confondues, dans les espaces privés et publics, particulièrement les réseaux sociaux. De manière lapidaire on peut dire que le tribalisme est la priorité accordée à une tribu au détriment d’une ou de plus d’une autre. Il s’agit d’une source de conflit interethnique basé sur le fait que l’on valorise son identité propre, sa tribu ou son ethnie au détriment de celles des autres. A la vérité, le tribalisme commence souvent dans les familles. En effet, on entend parfois des parents intervenir dans le choix des futurs conjoints de leurs progénitures, réfutant telle ethnie ou tribu, sur la base de stéréotypes ou de considérations dévalorisantes. Il est important de relever ici que la promotion de l’identité culturelle ne relève pas du tribalisme. Au contraire, l’identité culturelle est un patrimoine à préserver et à transmettre. En cela il faut encourager les initiatives observées ici et là, Ngondo, Nguon, Elog Mpoo, etc. Cependant, il faut également prendre conscience que le pays est profondément divisé, en raison notamment du tribalisme. Le tribalisme au Cameroun a souvent été fonction de l’axe du pouvoir. Il est donc politique avant d’être sociologique. Ses racines les plus récentes sont contenues dans la révision constitutionnelle de 1996, qui consacre la notion d’autochtone, opposée de facto à celle d’allogène.

Le tribalisme est donc politique avant d’être sociologique.

A cet égard, on pourrait faire à la Constitution camerounaise, le reproche d’introduire dans l’ordonnancement juridique le concept d’autochtonie et par antagonisme celui d’allogénie, dans un contexte où l’identité nationale est encore en construction. Ces dispositions, avec le recul que permet le temps, paraissent potentiellement conflictogènes au moment où un consensus essaie de se dégager sur la nécessité de détribaliser la gestion des affaires publiques. Au demeurant, l’esprit de ces dispositions introduites dans la révision constitutionnelle de 1996 n’était pas contenu dans le legs des constituants fondateurs de 1961 et de 1972. La Constitution doit être à l’avant-garde de la construction d’une identité nationale, elle doit consacrer pleinement les valeurs morales de la nation. Elle doit être ouverte sur la nation au lieu de se replier par endroits sur l’ethnie. Il serait de bon ton que cette ambiguïté soit levée, au risque de donner l’impression sur la durée que la Constitution camerounaise serait née de l’accouplement d’un noble idéal de modernisation et de la volonté de consacrer la tribalisation de l’Etat. Objectivement, l’on assiste à une hausse exponentielle des faits de tribalisme au Cameroun, particulièrement depuis la campagne électorale de 2018, pour élire le président de la République. La parole publique et privée n’a jamais été aussi libre sur cette question, avec une violence verbale et symbolique qui donne parfois à craindre une violence d’un autre type. Le fait ethnique, grand vainqueur de cette élection, est devenu une tendance de plus en plus lourde de la vie sociale et politique camerounaise, au point de laisser penser que l’identité serait devenue plus forte que la citoyenneté. Dans les faits, malgré l’omniprésence des discours sur le « vivre ensemble », de nombreux clivages existent, alimentés parfois par l’élite de la nation elle-même. On peut évoquer ici le clivage francophones/anglophones, bétis/bamilékés (lequel a succédé au clivage nordistes/sudistes sous l’ancien régime), ainsi que le clivage riches/pauvres particulièrement sensible dans un pays qui se stratifie chaque jour davantage. A l’observation, les élites ont instrumentalisé le tribalisme pour servir des intérêts individuels ou catégoriels. C’est une faute morale sans précédent, dont les ravages risquent d’être lourds de conséquences, si nous ne nous ressaisissons pas ; ce sursaut est encore possible.

A l’observation, les élites ont instrumentalisé le tribalisme pour servir des intérêts individuels ou catégoriels

Anne-Christine Taylor, dans le Dictionnaire de l’Ethnologie et de l’Anthropologie, affirme que « l’ethnie n’est rien en soi, sinon ce qu’en font les uns et les autres. L’ethnie est un objet de manipulation ». L’instrumentation de l’ethnie par les politiques a fait croître le tribalisme, et c’est là une des manipulations les plus dommageables de ces trente (30) dernières années. A dire vrai, avant l’indépendance, le tribalisme était déjà identifié comme l’un des périls graves pesant sur la nation. Dans une lettre adressée au Premier Ministre André-Marie Mbida le 13 juillet 1957, Ruben Um Nyobe, leader nationaliste, indiquait que « le tribalisme est l’un des champs les plus fertiles des oppositions africaines » et exhortait les hommes politiques en ces termes : « nous n’avons pas le droit de nous servir des ethnies comme moyen de luttes politiques ou de conflits de personnes ; notre situation nous impose comme condition première, de rompre avec un tribalisme périmé et un régionalisme rétrograde qui représentent un réel danger pour la promotion et l’épanouissement de la nation camerounaise ». Soixante-cinq (65) ans après cette mise en garde, le fait est que nous ne savons aborder les autres que sous le prisme de l’identité ou de l’étiquette, ce qui est contre-productif. La société passe ainsi le temps à s’affronter autour de boucs émissaires catégorisés (tontinards, sardinards, anglos, bamis, betis, wadjos, etc.), ce qui l’empêche de retrouver le goût de l’avenir et surtout, d’un avenir partagé. La romancière Hemley Boum qui est l’une de nos fiertés nationales, n’en disait pas moins lorsqu’elle affirmait dans une tribune parue dans l’hebdomadaire Jeune Afrique le 13 juillet 2020 (et par un heureux hasard 63 ans jour pour jour après la lettre de Ruben Um Nyobe citée plus haut) : « la question tribale pollue les débats au Cameroun. L’exacerbation des différends ethniques est le fait des élites politiques, universitaires, artistiques, religieuses ou économiques. Omniprésentes dans les médias, sur les réseaux sociaux, avec la visibilité et la puissance conférées par leur statut, les élites camerounaises ont essentialisé leurs adversaires. En lui offrant une tribune, une justification, des arguments, en manipulant les symboles et les croyances, en faisant taire sans ménagement toutes les voix qui tentaient l’apaisement, elles ont légitimé le tribalisme. Qu’elles soient économiques ou politiques, proches du pouvoir ou de l’opposition, les élites camerounaises sont responsables d’une recrudescence des replis identitaires que l’on observe aujourd’hui ». A cet effet, il est surprenant d’observer la facilité avec laquelle les jeunes, particulièrement ceux dans la vingtaine banalisent, justifient ou véhiculent les stéréotypes et les discours tribalistes ou proto-tribalistes, alors qu’objectivement à vingt (20) ans on n’a pas d’expérience suffisante de la vie pour émettre une opinion catégorique ou des poncifs sur telle ou telle ethnie. On peut en conclure que l’éducation au tribalisme naît dans les familles avant d’être perpétuée par d’autres référents. Dans un texte de 1967 intitulé « La lutte contre le tribalisme », Osende Afana estimait que « le tribalisme constitue l’un des plus grands fléaux pour les peuples d’Afrique tropicale et de beaucoup d’autres pays sous-développés », ajoutant qu’il faut absolument l’extirper si l’on veut bâtir une patrie unie et démocratique. Il faisait également remarquer que « sur le plan politique, la forme suprême de tribalisme consiste à revendiquer la formation de républiquettes à base tribale ; à défaut de cette solution on réclame la fédération, l’autonomie régionale, étant entendu que le pouvoir politique ou administratif doit s’inscrire dans un cadre tribaliste ». Il conclut en affirmant que « le tribaliste suit une mauvaise ligne de conduite, car il est incapable de réaliser une politique vraiment nationale, c’est-à-dire conforme aux intérêts du peuple tout entier.

La question tribale pollue les débats au Cameroun. L’exacerbation des différends ethniques est le fait des élites politiques, universitaires, artistiques, religieuses ou économiques.

Il ne peut apprécier à leur juste valeur les mérites et les qualités, les souffrances et les difficultés de ceux qui n’appartiennent pas à sa tribu voire à son clan. Aussi tombet-il dans des erreurs et même des fautes, en matière d’organisation et de méthode de direction ». Ce texte lui aussi reste d’actualité des décennies après sa publication, ce qui traduit le fait que sur le plan de l’intégration nationale, la régression est flagrante et qu’il devient urgent de mettre fin à l’économie politique du tribalisme. Dans un effort de mise en œuvre, une attention particulière devrait être accordée à certaines dispositions controversées de la loi fondamentale et de certains autres textes législatifs, notamment le Code général des collectivités territoriales décentralisées, qui affaiblissement inutilement l’idéal de fraternité visé au préambule de la Constitution, de surcroît dans un contexte où le pays a besoin de retrouver son unité. Si ces dispositions qui réservent les fonctions de président du conseil régional et de maire de certaines grandes villes aux seuls autochtones de la région sont le fruit du consensus qui s’est dégagé au moment de leur élaboration par l’Exécutif puis de leur adoption par le législateur, il faut néanmoins reconnaître qu’un consensus peut être mauvais ou porteur des germes de la division, auquel cas la solution pourrait devenir pire que le problème de départ. En effet, il est inapproprié de régler par la loi des questions qui peuvent l’être de manière consensuelle par les appareils politiques, comme cela a eu cours par le passé. Le paradoxe de ces dispositions c’est que nous nous réjouissons lorsque des camerounais d’origine sont élus maire ou adjoint au maire de métropoles européennes ou américaines, alors que notre propre législation n’est pas suffisamment inclusive. Surtout, il nous faut prendre conscience de ce que nos manières de penser et d’agir ont fait le lit d’un tribalisme désormais décomplexé qui progresse au point de saper les bases de la cohésion nationale ; nous regardons ailleurs pendant que les thuriféraires de l’essentialisation osent chaque jour davantage et prospèrent. Le corps social doit à cet effet prendre ses responsabilités sans hypocrisie ni déni. Cette frénésie de l’essentialisation est incongrue alors que les défis qui interpellent le pays sont nombreux : industrialisation, infrastructures, santé, emploi des jeunes, lutte contre la pauvreté, cohésion nationale, etc. Le Cameroun ne se développera pas en étant replié sur la tribu, mais en étant ouvert sur la nation, si diverse, si riche. Réformer l’Etat et la société, organiser la transformation structurelle de l’économie, poser les bases d’une société plus juste et plus fraternelle, s’assurer que les camerounais, toutes catégories sociales confondues, achèvent enfin leur cycle de subordination au droit, sont des priorités hautement plus importantes que la tentation de l’essentialisation sus-évoquée. Des instruments juridiques et techniques existent pour permettre de réaliser cette ambition de transformation sociétale, à l’instar de la stratégie camerounaise d’intégration nationale, dont l’auteur de ces lignes a contribué avec d’autres à l’élaboration, suite à un mandat reçu du Gouvernement de la République en 2014. Cette dernière vise à promouvoir l’intégration nationale au sein de la population pour accompagner la réalisation de la vision nationale de développement et la contribution de tous les citoyens à l’essor du pays. Dans cette perspective, ce document de planification s’articule autour de quatre objectifs stratégiques : (i) Développer l’intégration économique ; (ii) Renforcer l’intégration socioculturelle ; (iii) Améliorer l’intégration politique ; (iv) Assurer la promotion des valeurs communes. Il faut cependant sacrifier à la vérité pour reconnaître que son niveau de mise en œuvre est anormalement faible, pour dire le moins. Le Référentiel national d’éducation civique et d’intégration nationale qui l’a précédé en 2013 a connu un sort identique, en raison d’une volonté politique insuffisante. Il avait pourtant proposé la mise en place d’un Conseil national de l’éducation civique et de l’intégration nationale, présidé par le Premier Ministre et chargé d’assister le Gouvernement dans l’élaboration, la mise en œuvre, l’évaluation et le contrôle de l’exécution de la politique nationale en matière d’éducation civique et d’intégration nationale. La nécessité de détribaliser tant l’espace public que les cœurs, fait en sorte que la (re)construction d’une identité commune, parmi d’autres réformes prioritaires, nécessite d’être mise sur l’agenda des politiques publiques et traduite en résultats concrets, afin de permettre à la nation et à ceux qui la dirigent, de construire dans la concorde, les chemins de l’avenir.

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