Entretien exclusif avec Thomas Deltombe

« La Françafrique profite aux chefs d’Etat pour se maintenir au pouvoir »

Le co-directeur de l’ouvrage « L’Empire qui ne veut pas mourir : une histoire de la françafrique » revient sur les motivations de cette production et les raisons de la survivance de ce système aux origines coloniales.
Deltombe

Vous avez codirigez l’ouvrage « L’Empire qui ne veut pas mourir. Une histoire de la Françafrique », paru le 07 octobre 2021 aux éditions du Seuil.  Le terme Françafrique recouvre finalement quelle réalité ?

Un des enjeux du livre était effectivement de proposer une définition stable de ce terme de « Françafrique », devenu incontournable dès lors qu’on s’intéresse à la politique africaine de la France. La plupart des commentateurs, en effet, stigmatisent ce terme sans en connaître l’origine véritable et sans se donner la peine d’en donner une définition.

Depuis une vingtaine d’années, le refrain est toujours le même : « La Françafrique, c’est fini. » Sans plus d’explication. Mais qu’est-ce qui est fini au juste ? Et comment cela a-t-il commencé ? C’est pour éclairer ces deux questions que nous avons entrepris de nouvelles recherches sur ces sujets.

Au terme de ce travail, il nous semble utile de sortir de l’idée – souvent implicite – d’une Françafrique qui se réduirait aux aspects obscurs, illégaux et scandaleux : les barbouzeries, les circuits financiers occultes, le financement illégal des campagnes électorales, etc. Cette face « cachée » est en fait le pendant d’une face parfaitement visible, officielle, souvent revendiquée, qui comprend par exemple le système franc CFA, les dispositifs militaires, les mécanismes de coopération culturels ou les institutions de la francophonie. A cela s’ajoute la dimension idéologique et symbolique, qui est le socle de tout le reste, à savoir le racisme systémique qui gangrène la société française. La Françafrique aurait du mal à perdurer si elle ne s’appuyait pas sur l’idée, souvent implicite mais pas toujours, que les Africains valent moins que les autres.

D’où la définition que nous proposons : la Françafrique est, selon nous, un système de domination fondé sur une alliance stratégique et asymétrique entre une partie des élites françaises et une partie de leurs homologues africaines. Cette alliance, héritée d’une longue histoire coloniale, mêle des mécanismes officiels et des mécanismes occultes, qui permettent à ces élites franco-africaines de s’approprier et de se partager des ressources, économiques, mais aussi politiques, culturelles et symboliques, au détriment des peuples africains et dans une relative indifférence de l’opinion publique française. Une des caractéristiques essentielles de ce système est sa malléabilité : depuis près d’un siècle, il ne cesse de se réformer pour s’adapter aux évolutions géopolitiques.

 

Pourquoi cet ‘’empire’’ ne veut pas mourir ? A qui profite sa survivance ?

Les relents impérialistes français ont du mal à disparaître car la société française peine à se regarder en face. Une bonne partie de l’opinion publique hexagonale, et c’est particulièrement le cas chez les élites, reste obsédée par l’idée de la « grandeur de la France » et hantée par la peur du « déclin ». La France est perçue par beaucoup de Français comme un pays à part, qui aurait par nature un message universel à apporter au monde.

On en trouve une illustration dans la façon, par exemple, dont les élites françaises envisagent la langue française, dont l’exportation est décrite comme un incontestable bienfait. Mais en quoi le français serait-il supérieur au suédois ou à l’ewondo ? Ces langues, parfois ravalées au rang de simples « dialectes », ne portent-elles pas elles aussi leur part d’universalité ?

Cette obsession de la grandeur et ce messianisme larvé empêchent les Français de comprendre que leur pays n’est qu’une puissance moyenne qui n’a rien d’exceptionnellement génial. Ils les empêchent surtout d’étudier objectivement leur passé impérial, un passé beaucoup moins glorieux qu’ils ne le croient généralement. Le tabou qui entoure la répression sanglante des indépendantistes et des progressistes camerounais dans les années 1950 et 1960 est un bon exemple de cette cécité : cette guerre reste quasiment méconnue des Français.

La survivance de la Françafrique profite directement à toute une série d’acteurs, à commencer par des industriels français qui font du business sur le continent africain et des chefs d’État africains qui exploitent la relation « spéciale » que la France entretient avec leurs pays respectifs pour se maintenir au pouvoir et exploiter des rentes de situation.

L’ouvrage est paru à la veille du 28ème sommet « France-Afrique », tenu à Montpellier. Quelle lecture faites-vous de ce énième sommet organisé dans un contexte où le sentiment « anti français » gagne du terrain sur le continent africain ?

De façon explicite, l’objectif de ce sommet était de relancer les relations franco-africaines pour que ledit « sentiment antifrançais » n’emporte pas le système tout entier. Dans le livre, nous constatons que les officiels français affectionnent la métaphore informatique : il s’agit, disent-ils en permanence, de mettre à jour le « logiciel » franco-africain. C’est ce qu’Emmanuel Macron a tenté de faire en invitant des jeunes à débattre avec lui à Montpellier. Cet exercice de communication avait pour but de séduire la « jeunesse africaine » et de mettre en scène l’idée d’une « rupture » avec le passé. Le président français, sans manifestement percevoir les relents colonialistes de l’expression, décrivait ce sommet comme une étape dans la « reconquête » française en Afrique.

Il est intéressant de noter que cet exercice n’a rien de très nouveau. Dans les années 1950, alors que l’Empire colonial français était menacé en Afrique par les concurrences américano-soviétiques et contestés par les mouvements nationalistes et panafricains, les élites françaises cherchaient déjà à mettre à jour leur « logiciel » et à séduire les nouvelles élites du continent.  Comme je le raconte dans un des chapitres, François Mitterrand, ministre de la France d’outre-mer au début des années 1950, était dès cette époque l’un des fer-de-lance de cette stratégie de « renouveau » et de « reconquête ». Il a écrit deux livres sur le sujet, un en 1953, l’autre en 1957, et noué une alliance politique avec Félix Houphouët-Boigny. Ce pacte Mitterrand-Houphouët des années 1950 apparaît rétrospectivement comme une préfiguration de la Françafrique post-indépendance.

Etes-vous d’accord avec ceux qui pensent que ce nouveau format de sommet « France-Afrique » vise à repositionner la France dans un continent où les vents chinois et russe soufflent ?

La France cherche en effet à rajeunir et à redynamiser ses alliances sur le continent pour contrer ce qu’elle décrit comme des concurrences étrangères. Encore faut-il constater que cette idée de « concurrence » est trompeuse. Le dynamisme des Chinois sur le continent africain est loin d’être toujours néfaste aux intérêts français : nombre d’industriels français profitent directement ou indirectement des investissements chinois, qui stimulent leurs propres activités. Peut-être perdent-ils des parts de marchés mais, dans l’absolu, leurs chiffres d’affaires augmentent.

C’est ce qu’expliquait par exemple Geoffroy Roux de Bézieux, président du Medef (le syndicat des grands patrons français), dans les colonnes de Jeune Afrique en juin 2021 : « On entend souvent ici et là que nos entreprises seraient en retrait, mais il y a un effet trompe l’œil. La réalité est simple : nos entreprises progressent et investissent en Afrique. Les chiffres sont très clairs : en dix ans, les entreprises françaises ont doublé leur stock d’investissements, passant de 20 à 40 milliards d’euros. »  En d’autres termes, le « déclin » qui angoissent tant les Français et qui sert de justification à la perpétuation des mécanismes françafricains est en partie factice. Les bénéfices dégagés en Afrique par les groupes Bolloré, Castel et autres sont loin d’être en berne, à ma connaissance.

La France est plus que jamais présente sur le continent africain (Présence militaire, Fcfa…) en dépit de la « mort » de la françafrique décrétée par Sarkozy, Hollande ou récemment par Emmanuel Macron. Que pensent les Français de la françafrique ?

Le principal problème, à mon avis, est moins ce qu’ils en pensent que ce qu’ils en ignorent. Contrairement à ce que certains Africains pourraient croire, les relations franco-africaines occupent très peu de place dans le débat public français.

Beaucoup de Français ne sont finalement pas forcément mal intentionnés : ils sont pour la plupart extrêmement mal informés. La plupart des gens en France ne lisent pas Jeune Afrique, n’écoutent pas RFI, ne regardent pas France 24 et ne savent même pas que TV5 Monde existe. Ils écoutent France Inter ou Europe 1, ils regardent France 2 ou CNews, autant de médias qui se désintéressent presque totalement de ce qui se passe en Afrique. Et quand la politique africaine de la France est évoquée, c’est rarement de façon critique.

Globalement, le traitement médiatique du sommet de Montpellier a, par exemple, été très favorable à Emmanuel Macron, si bien que beaucoup de gens croient sincèrement que l’Élysée a fait preuve d’une très grande ouverture d’esprit en recevant les « jeunes africains » et qu’une « nouvelle » relation franco-africaine a bel et bien été établie…

Ce constat explique beaucoup de choses, selon moi. Comment les Français, qui ne sont pas en soi des gens plus horribles que les autres habitants de cette planète, pourraient-ils faire pression sur leurs dirigeants s’ils ignorent tout ou presque de l’histoire coloniale et de ses prolongements contemporains ? Comme vous allez le constater lors de la campagne présidentielle qui s’ouvre, les débats ne vont pas tourner autour de la politique africaine de la France : ils porteront sur des enjeux internes (le chômage, le pouvoir d’achat, la gestion de la crise sanitaire, etc.) et toute une série de démagogues viendront exploiter le racisme structurel de la société française pour faire des « immigrés », les « musulmans » et des « jeunes de banlieues » les responsables de tous les maux.

L’enjeu de la connaissance et de l’information est donc essentiel. C’est une des raisons, en tout cas, pour lesquelles nous avons entrepris la rédaction du livre L’Empire qui ne veut pas mourir. Si on veut que la Françafrique disparaisse, il faut sortir du déni et disposer d’informations fiables.

La France perdrait quoi à une coopération mutuellement bénéfique avec les Africains ?

Elle perdrait son sentiment de supériorité. Mais, comme vous le suggérez, elle aurait évidemment tout à y gagner.

Solière Champlain Paka

Author: Solière Champlain Paka

Je suis un journaliste passionné par l'écriture et les métiers de la voix. L'humilité me permet d'apprendre, de comprendre et de partager le fruit de mes recherches sans restrictions. Mon éclectisme m'a conduit depuis plusieurs années maintenant, vers les questions Politiques, Culturelles, sportives ...

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